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Sonia Djelidi: Ni d’ici ni d’ailleurs


Sonia Djelidi

La jeune Sonia Djelidi, née à Montréal de parents tunisiens, évoque sa quête d’identité d’immigrée de la 2e génération dans un très beau texte intitulé Ni d’ici ni d’ailleurs…, qui affirme qu’avant de nous définir par notre origine nous sommes tous des êtres humains…

Nous nous attardons plus souvent à mettre en évidence ce qui nous différencie plutôt que ce qui nous unit. À titre d’exemple, dans un groupe homogène, lors d’une première rencontre, les gens se définissent souvent par leur travail. Dès qu’un « étranger », une personne ayant une langue, une couleur de peau différente s’introduit, on le définit d’abord par son origine ethnique, géographique ou religieuse. Cette réduction simpliste, quoique normale et légitime, ne rend tout de même pas justice à la « réalité » de cette personne, à sa véritable identité.

par Sonia Glidi

Ni d’ici ni d’ailleurs…

Par Sonia Djelidi

Née à Montréal en 1978 de parents tunisiens, Sonia Djelidi est diplômée de l’Université de Montréal en Économie Politique. Altermondialiste, militante et engagée, elle a vécu en Afrique de l’Ouest où elle travaillait avec les sociétés civiles locales. Elle travaille actuellement dans un organisme de défense des droits sociaux et économiques.

« C’est notre regard qui enferme souvent les autres dans leurs plus étroites appartenances, et c’est notre regard qui peut aussi les libérer »: Amin Maalouf, Les identités meurtrières

Nous nous attardons plus souvent à mettre en évidence ce qui nous différencie plutôt que ce qui nous unit. À titre d’exemple, dans un groupe homogène, lors d’une première rencontre, les gens se définissent souvent par leur travail. Dès qu’un « étranger », une personne ayant une langue, une couleur de peau différente s’introduit, on le définit d’abord par son origine ethnique, géographique ou religieuse. Cette réduction simpliste, quoique normale et légitime, ne rend tout de même pas justice à la « réalité » de cette personne, à sa véritable identité.

On m’a choisie pour participer à cet ouvrage collectif, car on m’a tout de suite identifiée comme musulmane, québécoise d’origine arabe. Le suis-je vraiment ?

Je ne suis pas que ça. Je suis avant tout une femme, citoyenne du monde, humaniste et progressiste. Certes, musulmane croyante, mais au même titre que le sont la majorité de Québécois se disant de confession chrétienne, ni plus ni moins. Mes racines sont montréalaise, québécoise, canadienne, mais aussi tunisienne et arabe. L’identité n’est pas statique, elle se façonne au gré des années et des expériences. Voilà où j’en suis, aujourd’hui, à l’aube de la trentaine.

Naître étrangère chez soi…

« Tu viens d’où toi ? » Toutes les fois qu’on m’a posé cette question, je bloquais. Canadienne ? Tunisienne ? Québécoise ? Arabe ? Musulmane ? Canadienne d’origine arabe, Tunisienne vivant au Canada ? Canadienne musulmane ? Québécoise musulmane ?

Lorsque mes parents ont décidé d’émigrer au Canada dans les années 70, ils ne se doutaient jamais que j’allais avoir un problème à répondre à cette question puisque c’était clair pour eux : nous sommes tunisiens, musulmans, arabes, donc nos enfants ne peuvent être qu’une continuité de ce que nous sommes, comme tout parent d’ailleurs immigrants ou pas. Nous avons donc été élevés dans une culture arabo-musulmane avec toutes les richesses que celle-ci peut avoir. À la maison, nous parlions arabe, à l’extérieur français. Nous allions à l’école du quartier la semaine et à l’école arabe le dimanche pour apprendre à lire et à écrire notre langue maternelle. Jamais à cette époque, je n’aurais pu penser que ma double nationalité allait être une source de conflits intérieurs et extérieurs.

Je suis arrivée au secondaire  en même temps que la première guerre d’Irak. J’ai encore le souvenir d’une enseignante de musique, nous disant en plein cours : « Vous savez les enfants, peut-être qu’il n’y aura pas d’école bientôt puisqu’il risque d’y avoir la guerre à cause des Arabes. »

Il faut savoir qu’en 1990, nous étions moins d’une dizaine d’enfants d’origine arabe et musulmane dans une polyvalente de 1 600 étudiants. Déjà, à l’âge de 13 ans, je commençais à m’en vouloir d’être arabe. Je me sentais de plus en plus différente puisqu’on me regardait différemment. Puis, deux ou trois ans plus tard est paru le livre, suivi du film, Jamais sans ma fille. Je m’apprêtais alors à rentrer, comme chaque année ou presque, au pays natal de mes parents pour des vacances. Toutes mes amies avaient peur pour moi, de même que certains de mes professeurs. Ils craignaient qu’on me marie de force, et que je ne puisse plus revenir au Canada. Je n’avais pas assez de mots pour les rassurer, leur dire que là-bas, c’était aussi un peu chez moi, que j’aimais ce pays et que je m’y sentais en sécurité.

Identité et biculturalisme

Être enfant de deuxième génération, c’est justement ça, ne pas savoir où c’est chez soi. C’est appartenir à deux groupes, sans vraiment faire partie d’aucun de ces derniers. C’est se sentir différent des Québécois du même âge, et se sentir aussi différent des cousins restés au pays. C’est d’avoir, en plus des questions que tous les adolescents se posent normalement, d’autres interrogations sur le système de valeur véhiculé dans la société et à la maison. C’est avoir deux vies : une avec les amis, le travail, l’école et l’autre avec la famille et la communauté.

À priori, l’une n’empêche pas l’autre ; on se dit qu’on n’a qu’à prendre le meilleur des deux mondes. Les « problèmes » commencent lorsque les valeurs se contredisent, lorsque de part certaines règles on ne peut être comme tout le monde, puisqu’à cet âge, c’est la seule chose à laquelle on aspire : faire partie du groupe, « être comme tout le monde ». Ça veut dire quoi ? Ça veut dire avoir un copain, aller dans les fêtes, découcher, s’habiller comme les autres. Or, l’éducation que j’avais m’interdisait tout ça. Il est important de comprendre ici que l’islam, la culture musulmane, n’est pas vécue seulement comme une vison du monde, mais a ses propres règles de conduites quotidiennes.

Résultat ? Je devais constamment me justifier auprès de mes amis et me disputer avec mes parents. Deux choix s’offraient à moi : celui de la sécurité émotive d’obéir à mes parents et de respecter les règles qu’ils m’imposaient ou celui de me révolter pour pouvoir vivre comme mes amis. Mais j’avais aussi des amies en Tunisie, et quand je retournais les voir, je ne savais plus si c’était comme elles que je voulais être ou comme celles qui étaient au Canada… Par conséquent je ne pouvais m’identifier à personne. Ce manque de repère est déstabilisant, il fait en sorte que l’on vit dans un état de schizophrénie chronique, c’est-à-dire de ne jamais savoir quel est le « vrai » monde. On arrive à un stade où l’on refuse d’être ce que l’on est, tout en voulant être ce que l’on n’est pas.

Plus on avance en âge et plus les conflits s’accentuent tant avec la famille qu’avec la société. Le besoin de liberté augmente et les choix sont plus lourds de conséquences. Alors que la société d’accueil considère qu’à un certain âge on devrait être autonome, la famille et la communauté, elles, le voient d’un tout autre œil : l’âge n’a rien à voir, l’enfant ne devrait quitter la maison que pour se marier. La problématique des jeunes femmes, en particulier, est complexe. En effet, elles doivent à la fois gérer leur besoin d’indépendance, d’émancipation, et ce, sans rompre avec la famille dont elles ont besoin sur le plan émotif et matériel. Le choix est déchirant, les conséquences difficiles à assumer. Les pressions viennent de partout : la famille refuse tout changement qui va à l’encontre des traditions familiales ; les amis trouvent que tout ça n’a pas de sens, surtout en Occident où l’individu prime (« c’est MA vie »). Dans les sociétés et cultures nord-africaines, l’individu n’existe qu’à travers la communauté, la famille. En ce sens, avoir un discours tel que « c’est MA vie » est illogique, dépourvu de sens.

Naît alors un sentiment de frustration et de solitude. À l’époque, le nombre d’enfants d’immigrants arabes et musulmans n’était pas aussi élevé qu’aujourd’hui. Il était donc difficile de trouver des personnes vivant dans la même situation. Il était d’autant plus difficile de trouver les ressources psychologiques pour faire face à ces crises. Aujourd’hui, malgré le nombre grandissant d’immigrants de confession musulmane, les ressources restent malgré tout limitées. Et lorsqu’elles existent, elles ne tiennent pas compte des réalités familiales. Souvent, il y a les non-dits, les étiquettes de la « pauvre femme musulmane soumise », et les jugements de valeur. Certaines femmes peuvent être épanouies en reproduisant le modèle de leurs parents et c’est tout aussi respectable.

Hiérarchisation des valeurs

Il ne faut pas tomber dans le piège de la hiérarchisation des systèmes de valeurs. Par contre, nous tournons tous et toutes autour de cette hiérarchisation puisque nous sommes ou en action, ou en réaction. Nous jugeons de ce qui est « mieux », et plus nous irons dans ce sens, et plus nous risquons de nous enfoncer dans une logique d’exclusion.

Les parents, quant à eux, ne peuvent pas espérer immigrer dans un pays où les valeurs de la société d’accueil sont différentes des leurs et demander à leurs enfants de les ignorer complètement. On ne peut vouloir vivre comme dans son pays natal tout en étant au Canada. Souvent, ce comportement est empreint de la peur d’une certaine assimilation, alors qu’il ne faut pas faire l’amalgame entre assimilation et intégration. Il faut aussi arriver à se défaire des « qu’en dira-t-on ? » Reflet des pressions que les parents, eux aussi, font face vis-à-vis la communauté et la famille élargie restée au pays. En fait, ils doivent, eux aussi, se questionner sur leur propre identité, puisque celle-ci s’est transformée au fil des années. Certains parents ne sont même pas conscients qu’ils ne connaissent pas leurs enfants dans la mesure où ils ne connaissent pas leur monde extérieur qu’ils préfèrent ignorer.

Ce monde extérieur risque donc de rester toujours caché. Par contre, certains décident de faire autrement et de confronter leurs parents, d’assumer leurs choix de vie qui ne plaît pas à ces derniers. Rien n’est plus difficile puisqu’on doit parfois faire le deuil de la vie qu’on aurait autrefois voulue et qui rendrait tout le monde heureux… Il faut beaucoup de courage pour arriver à accepter qu’à court terme, il risque d’y avoir une coupure totale avec la famille. Puisque de dire qu’on s’en fout, je vais vivre ma vie comme je l’entends, et le faire, sont deux choses complètement différentes. Le sentiment de culpabilité entre en ligne de compte. Les mères sont souvent, elles aussi, condamnées puisqu’elles sont responsables de l’éducation de leurs enfants et plus particulièrement de l’éducation de leurs filles. Il faut arriver à gérer ces émotions et ces situations de crise. Parfois le lien est rompu pendant un certain temps, mais cela ne dure jamais vraiment longtemps. Il est toutefois rassurant de voir que souvent, alors qu’on imagine le pire, les relations s’améliorent, même si rien ne sera jamais plus comme avant.

Responsabilités partagées

Une fois l’obstacle des parents surmonté, il reste à prouver aux autres qu’on n’est pas si différent. Jamais cette différence n’a été aussi prononcée et menaçante que depuis le 11 septembre 2001. Cet événement, véritable catalyseur d’une dynamique sociale manichéenne et paranoïaque, n’a en rien aidé la situation et cinq ans plus tard, les préjugés et stéréotypes sont d’autant plus manifestes. Musulmans et Arabes sont des mots qui font peur. Dans cet état psychosocial généralisé, on nous amène quotidiennement, particulièrement à travers les médias et leur traitement de l’information de certains événements, à entrer dans cette logique de « Nous » versus « Eux ».

Il devient aussi de plus en plus difficile de se dire musulman québécois. Et quand on le fait, qu’on arrive à percer certains milieux, on se fait dire : « toi, t’es pas comme les autres, t’es correct. » Il est désormais nécessaire de faire la preuve qu’on est « correct », faute de quoi on fera partie du mauvais groupe. Certains iront même jusqu’à se dire que finalement ce processus d’intégration n’en valait pas la peine. Alors qu’ils sont prêts à faire partie des deux sociétés, on leur dit qu’ils doivent faire plus d’efforts pour être acceptés en tant que Québécois à part entière, ce qu’ils n’ont pas à faire avec leur culture d’origine. Avant, le problème d’intégration venait de l’intérieur, de l’environnement familial. Maintenant, il s’est déplacé à l’extérieur dans la mesure où l’on nous voit d’abord et avant tout comme un étranger alors que nous sommes nés ici, pays que nous avons connu bien avant celui de nos parents. Maintenant, lorsqu’on me pose la question à savoir d’où je viens, je réponds que je suis d’ici. À chaque fois, on me relance : « Sérieusement ! D’où viens-tu ? ».

Il est nécessaire de jeter un regard critique sur la société d’accueil qui, par l’intermédiaire notamment de ses médias, entretient une vision réductrice et dichotomique sur le monde arabo-musulman. D’ailleurs, nous n’avons toujours pas dans l’univers télévisuel un comédien, un animateur ou un présentateur, vedette arabe ou musulmane. Nous ne les voyons et ne les entendons que lorsqu’on a besoin d’un spécialiste de la question arabe et musulmane ou lors de témoignages. Nous les emprisonnons encore dans leur rôle d’Arabe de service. C’est comme faire appel à une femme pour ne parler que de la cause des femmes et de rien d’autre. Notre regard ne s’est pas transformé, il est resté figé dans la différence. Cette attitude est dangereuse dans la mesure où elle freine l’intégration.

Il faudra aussi, forcément, que la société arabo-musulmane ait la force et le courage de se questionner et de s’autocritiquer. Il n’est pas question ici de rejeter les valeurs culturelles du pays d’origine, mais de les adapter, de les redéfinir. Il sera nécessaire de passer outre cette nostalgie du pays natal et faire le deuil de cette utopie de vouloir reproduire la vie laissée derrière. En naissant au Québec, leurs enfants ne peuvent faire abstraction de l’environnement social. Leur demander le contraire serait irresponsable et égoïste.

Il incombe à la communauté arabo-musulmane, hétérogène et diversifiée, une responsabilité et un devoir : celle de se faire connaître pour ce qu’elle est véritablement et ainsi refuser le silence face à l’image négative que projette une minorité, image dont elle est aussi parfois responsable. Se réfugier dans une lecture et une interprétation de l’islam à la fois conservatrice et réactionnaire ne fera qu’accentuer le fossé de l’incompréhension.

Je refuse de croire qu’il est impossible de concilier la culture de mes ancêtres et celle dans laquelle je suis née. Je refuse de choisir un camp, puisque j’estime ne pas avoir à le faire; je suis à la fois le fruit de l’un et de l’autre. Je revendique le droit à la différence, libre de tout cloisonnement identitaire.

Tant que nous ne serons pas tous libérés du regard de l’Autre, personne ne le sera. Tant que nous ne considérerons pas que l’Autre a autant de valeur que nous et qu’il est notre égal, non pas seulement au niveau juridique, mais dans ce qu’il est en tant qu’être humain, nous resterons figés dans notre intolérance. Il incombe à chacun de nous, Québécois, d’aller vers l’Autre, puisque l’Autre, c’est Moi.

http://www.voir.ca/publishing/article.aspx?zone=1&section=11&article=43635/

3 commentaires sur “Sonia Djelidi: Ni d’ici ni d’ailleurs

  1. Chère Sonia
    C’est un très beau texte qui traduit, entre autres, l’enracinement de l’auteur dans sa culture d’origine et sa vocation à participer pleinement de l’Universel!
    A travers ce texte que tu dis trop modestement grand public, tu m’as parue ressembler à l’olivier, vieux d’une vingtaine d’années( issu lui-même d’un autre, centenaire, que j’ai fait arracher avant mon départ de Tunisie), et que j’ai transplanté le dimanche dernier. Transplantée mais pas déracinée parce que sans racines, sans passé, tu ne peux et aucun de nous ne peut valablement espérer prendre racine ailleurs, s’y sentir chez soi, et participer pleinement de la vie collective!
    J’y reviendrais après une deuxième lecture mais en attendant envoies moi le texte en Word avec ta belle photo pour que je puisse le mettre sur le site!
    Affectueusement
    Ahmed

  2. Sonia
    Ton texte est magnifique. Je me reconnais dans chaque phrase que tu écris. Je suis arrivée à la même conclusion que toi… je ne suis pas ‘que canadienne’… je ne suis pas ‘que tunisienne’… je suis les deux… je suis hybride… je suis à la fois l’une et l’autre…je suis ni d’ici, ni d’ailleurs…je suis moi… je suis fière.

  3. Ma fille à 6 ans, je suis marié à une algérienne et je suis québécois de souche et je suis convertie sans être un très grand pratiquant mais en ayant beaucoup de respect pour ma nouvelle religion pour moi-même et à la maison.

    Votre texte Mme Djelidi est des plus inspirants mais en même temps me fait peur sur ce qui attend ma petite fille quand à savoir si elle devra passer par le même cheminement ou pire : tout dépendant comment elle réagira face à ce dilemme lors de l’adolescence.

    Si la société québécoise à peu de chance de changer avec son lot de préjugés et certaine communautés musulmane aussi (désolé si je suis pessimiste) j’essaie de trouver une solution et une éducation la plus approprié et la moins douloureuse possible pour ma petite fille et remettre le tout dans les mains de Dieu.

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