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Dix ans après le printemps arabe: Le choc du réel, par MARC THIBODEAU


Dix ans après le printemps arabe Le choc du réel

PHOTO FETHI BELAID, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSEEn janvier 2011, la mort d’un jeune marchand de 26 ans qui s’était immolé par le feu provoquait une vague de contestation contre le pouvoir en place en Tunisie.

Les manifestations massives ayant secoué plusieurs États d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient en 2011 ont abouti à des changements de façade, à une intensification de la répression ou carrément à la guerre plus souvent qu’à la transition démocratique espérée. Dans ce contexte, la Tunisie fait figure de succès. Même si nombre de difficultés persistent 10 ans après la fuite précipitée du dictateur Zine el-Abidine Ben Ali.Publié le 14 décembre 2020 à 5h00

Marc ThibodeauMARC THIBODEAU
LA PRESSE

« Nous avons pris notre destin en main »

Après plus de 20 ans au pouvoir, rien ne laissait entrevoir que le règne de Zine el-Abidine Ben Ali tirait à sa fin en décembre 2010. De grandes photos du dictateur tunisien décoraient la capitale et remplissaient les journaux, rappelant son pouvoir à ceux qui s’aviseraient malencontreusement de l’oublier.

La chape de plomb imposée aux citoyens du pays d’Afrique du Nord était pourtant bel et bien sur le point d’être levée.

L’immolation d’un marchand ambulant excédé par la misère économique et les exigences de policiers corrompus, le 17 décembre, déclenche un important soulèvement qui se soldera moins d’un mois plus tard par la fuite du potentat en Arabie saoudite, où il est mort l’année dernière.

« En 10 ans, nous avons pris notre destin en main. En même temps, 10 ans, c’est très peu de temps pour surmonter le passé », relève en entrevue depuis Tunis Karim Rmadi, qui se trouvait dans le pays en vacances lorsque le soulèvement a éclaté.

PHOTO FOURNIE PAR KHALIL ANNABIKarim Rmadi était en vacances en Tunisie lorsque le soulèvement a éclaté. Il est retourné vivre là-bas en 2012.

L’homme de 49 ans y est resté jusqu’en février 2011 et a assisté de près aux moments forts des protestations contre la dictature et aux premières turbulences qui ont suivi.

Il est revenu s’y établir l’année suivante, quittant sa vie montréalaise pour prendre part à « la révolution » qui se poursuit depuis.

Le soulèvement initial, relève Karim Rmadi, a eu raison de Ben Ali, mais n’a pas réussi pour autant à libérer complètement le pays du « système d’économie de rente » qui permettait au dictateur et à un « cartel de familles » de s’enrichir au détriment de leurs compatriotes.

Leur influence continue de se faire sentir sur le plan économique et alimente les inégalités, contribuant, dit-il, à un sentiment de frustration dans la population qui tend parfois à faire oublier l’importance des avancées démocratiques enregistrées.

Un modèle pour le monde arabe

Alors que la Libye et la Syrie s’enfonçaient dans la guerre, la Tunisie a réussi à se doter d’une nouvelle Constitution et à tenir trois élections sans sombrer dans le chaos. Elle constitue même, au dire de nombreux analystes, un modèle susceptible de servir d’inspiration pour le monde arabe.

« C’est une expérience en cours, douloureuse, qui n’a pas abouti à des changements positifs certains même si le pays s’en sort clairement mieux que d’autres qui se sont enfoncés dans une crise structurelle destructrice », tempère Antoine Basbous, qui chapeaute à Paris l’Observatoire des pays arabes, un cabinet de conseil spécialisé.

La Tunisie, relève M. Basbous, a bénéficié notamment du fait qu’elle disposait d’institutions fortes et d’un État moderne développé sous la présidence du prédécesseur de Ben Ali, Habib Bourguiba, qui ont permis d’assurer une certaine stabilité lorsque le dictateur a pris la fuite.

Le pays disposait aussi, malgré la répression, d’une société civile active, incluant des syndicats demeurés influents même sous la dictature, relève M. Basbous. « C’est très différent, par exemple, de la Libye, où il n’y avait aucune structure autre que celle incarnée par Mouammar Kadhafi et sa famille, poursuit-il. Quand il est parti, tout s’est écroulé. »

Haroun Bouazzi, militant d’origine tunisienne établi de longue date à Montréal qui a activement soutenu la contestation, note qu’il y avait « du monde à mettre autour de la table » lorsque le temps des négociations est arrivé, ce qui n’était souvent pas le cas ailleurs.

HAROUN BOUAZZI  militant d’origine tunisienne

La Tunisie, dit M. Bouazzi, a aussi profité du fait que l’armée n’a pas cherché à jouer un rôle majeur dans la joute de pouvoir qui a suivi le départ de Ben Ali, se confinant à la neutralité prescrite par l’ex-président Bourguiba.

Le pays, dépourvu notamment de ressources pétrolières, a aussi été avantagé par son manque relatif d’importance géostratégique puisque cela a limité l’ingérence extérieure, ajoute M. Bouazzi.

M. Rmadi ajoute que les acteurs tunisiens ont su faire preuve de modération en s’inspirant d’une culture du compromis, incluant les islamistes du parti Ennahdha, qui ont accepté leur défaite dans les urnes en 2014 après avoir remporté un premier scrutin libre à la fin de 2011.

La formation demeure l’une des plus importantes à la suite du scrutin tenue en octobre 2019, mais n’occupe que le quart des sièges, bien loin de la majorité dans un Parlement éclaté où nombre de députés indépendants ont réussi à se faire élire pour la première fois.

Une guerre de pouvoir a cours avec le nouveau président du pays, Kaïd Saied, un universitaire à la retraite qui a réussi à s’imposer à l’issue d’une campagne peu orthodoxe.

Haroun Bouazzi note que la situation politique actuelle fait en sorte que le pays « est ingouvernable au moment où il a besoin de plus de direction », en particulier sur le plan économique.

Antoine Basbous affirme que la crise frappant l’industrie touristique, qui a été minée par l’instabilité politique, des attaques terroristes d’envergure et la pandémie de COVID-19, prive le pays d’un important afflux de devises, compliquant la situation.

Les dirigeants d’Ennahdha, dit-il, ont surchargé par ailleurs la fonction publique durant leur passage au pouvoir en créant des emplois pour des gens « venus empocher des salaires » qui pèsent sur les finances du pays.

Risquer sa vie pour assurer sa dignité

La lenteur des changements économiques exacerbe le cynisme de la population et se reflète notamment dans le fait qu’un nombre croissant de Tunisiens décident de tenter la périlleuse traversée de la mer Méditerranée.

Bochra Manaï, une chercheuse d’origine tunisienne établie à Montréal, a appris avec consternation cette année la mort des fils de deux cousins qui ont tenté de rejoindre l’Italie.

PHOTO PATRICK SANFAÇON, ARCHIVES LA PRESSEBochra Manaï, chercheuse d’origine tunisienne établie à Montréal

L’embarcation, dit-elle, a dérivé pendant des jours après avoir manqué d’essence près des côtes. Seul deux de ses occupants ont survécu pour raconter la tragédie.

Mme Manaï voit dans l’augmentation des tentatives de traversée le signe que nombre de gens « sont prêts à risquer leur vie pour assurer leur dignité » faute d’avoir l’impression de pouvoir le faire dans leur pays.

L’idée souvent entendue que la révolution tunisienne a été un succès est paradoxale, dit la chercheuse, puisqu’elle est susceptible d’amplifier le sentiment de frustration de ceux qui tardent à voir leur situation s’améliorer.

Un long processus

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