A. Amri
mardi 14 janvier 2020
« Dégage, dégagisme.. et les mystères de la philologie
Presque le jour même, les échos se répercutent, pléthore, notamment en Tunisie et en Egypte -comme en témoignent encore quelques vestiges de pages électroniques, sur les antennes (bien) branchées. Et l’on ne manque pas de disputer d’entrain et de ferveur, dans l’un et l’autre pays, et dans le transport commun d’échotiers et leurs écoutiers, pour s’en flatter à qui mieux mieux. Et même s’en adjuger de chaque nationalité le mérite plus ou moins exclusif. En un mot, de ce côté-ci de la Méditerranée la mémorable distinction charentaise était devenue, du jour au lendemain, une citation des peuples arabes, et de leurs élites dégagistes surtout, à un grand tableau d’honneur français.
Il est vrai qu’en ce 1er juin 2011, ledit festival français, par la voix
![]() |
Printemps qui cause pas arbi |
du président de son jury, n’a pas oublié de citer des Arabes. « Cet impératif, expliquait Alain Rey, a été brandi en Tunisie au début d’un mouvement d’in-surrection populaire et pacifique, devenu une révolte puis une ré-volution. Dégage ! signifie à la fois partir, s’en aller, libérer ce qui est coincé, retenu ou encore déblayer, désherber, désencombrer. »
Toutefois, et toutes proportions gardées, si l’on peut tirer quelque honneur de ces mots, pour l’attribuer surtout à la Tunisie, ce serait lequel, en toute honnêteté ? Je dirais sans ambages que le seul mérite de notre pauvre Tunisie, et qui vaille d’être lu et relu dans le discours d’Alain Rey, c’est d’avoir été, dans ce gala charentais surtout, la digne caudataire de la « fière française » (1) mise en gala. Car, et je ne le dirai jamais assez à ceux qui ont pu se gourer sur le sens réel de ce clin d’œil aux Arabes : c’était à l’honneur exclusif de la langue française. Et les Tunisiens n’ont été évoqués dans ce contexte précis que pour rappeler, et à bon droit -qui n’en conviendra pas ? l’étendue hors hexagone du rayonnement culturel français. Il n’est que de revoir, si besoin, ce qui a été publié en France, à la naissance de ce printemps arabe parlant français, pour en admettre l’évidence.
Mais il n’y a pas que cette méprise qui mérite d’être rappelée à ce propos. Je voudrais en rappeler une autre, qui touche à l’étymologie de « dégage ! » et mérite d’être entendu par Alain Rey et ses pairs, français ou d’autres nationalités. Ce que cet homme, linguiste, lexicographe et rédacteur en chef des éditions Le Robert, n’a pas dit en ce 1er juin 2011, pas même un petit chouïa, c’est que le français « Dégage ! » dérive, en vérité, de l’arabe « وديعة wadiâ [gage] ».
Oui. Absolument. Et j’espère que l’éclairage que je vais fournir au lecteur sera assez suffisant pour démontrer la pertinence de ce que je dis.
Il va de soi que l’analogie entre l’arabe وديعة wadiâ (gage) et le latin wadium, wadia, wadiī, wadī, wadio (de sens identique), l’ancien francique waddi « gage », le néerlandais wedde (de même sens), l’ancien allemand wetti « gage, amende »; l’allemand moderne Wette « pari, gageure », semble se passer de commentaires. Il en va de même pour le latin vadium, vadis, variantes orthographiques du même mot. Mais comment expliquer, me dirait-on, ce vieux « gwage » des Lois de Guillaume?
Là encore, le mestour n’aurait rien de mystérieux ! Il suffit de comparer « gwage », « gahen », « Guadeloupe », « Guadaljara », pour comprendre que l’altération subie par les mots arabes, au niveau de l’initiale « و wa » est la même. Quant au reste de وديعة wadiâ, il suffirait de confronter « alguazil », « alvacile » et « varan » avec les originaux arabes pour comprendre le mécanisme ayant fait de وديعة wadiâ ce fameux « gwaje » des Lois de Guillaume. Et s’il faut appuyer davantage ce mécanisme, je citerai le « waiða » régional français et le moyen français « gaaigneau« , le wallon « wagni« , le francique « waidanjan« , l’anglais « win » et le français « gagner ». De même que toute une liste d’anthroponymes français comme Gagne, Gaigne, Gangné, Gangnereau, et leurs apparentés allemands Vagne, Vagnier, Vaniez, Vagneux, Vagnet, Vagnon, Vagnot, Vagoux, Vagnard, Wagneur, Wagneux, Wagnieux, Wagnier (7)…
Pour conclure à ce propos, ce n’est pas tant un mot de l’année 2011 qui puisse flatter réellement les Tunisiens. Ni malgré leur sincère gratitude pour Mélenchon, le cri de ce militant français revendiquant ouvertement la filiation avec le mouvement d’insurrection populaire tunisien de 2011 (8). Non plus que la sympathie de Raphaêl Glucksmann suggérant de reconnaître aux Tunisiens le « copyright » de « dégagisme ». Mais ce qui peut toucher réellement les Tunisiens, eux et les autres peuples frères, c’est qu’un dictionnaire français, ou seulement une voix d’autorité philologique, française ou de tout autre pays, puisse se revoir loin du socle gréco-latin, et revoir dans le juste sens l’étymologie de « gage ».