
En Tunisie, les islamistes d’Ennahda sous haute pression
Le gouvernement tunisien, dominé par les islamistes d’Ennahda, est chaque jour davantage soumis à la pression de l’opposition. Dimanche soir 28 juillet, 10000 personnes ont organisé un sit-in sur la place du Bardo, à Tunis, devant l’Assemblée nationale constituante (ANC). Les unes, pour contester le gouvernement et scander des slogans hostiles. Les autres, pour le soutenir. Pas d’incidents graves, contrairement à la veille, où les forces de police avaient dispersé brutalement les manifestants.
Les protestataires continuent de réclamer la dissolution de l’ANC et la démission du gouvernement, à la suite de l’assassinat, jeudi, de Mohamed Brahmi, député de Sidi Bouzid, le second, en moins de six mois, d’un opposant politique. Depuis, la mobilisation grandit, mais, en raison du ramadan et d’une chaleur écrasante, elle se manifeste essentiellement le soir, après la rupture du jeûne. Aux protestataires s’ajoutent les députés qui ont décidé de boycotter l’ANC.
Les deux camps se radicalisent, plongeant chaque jour un peu plus le pays dans la crise
Leur nombre s’étoffe de jour en jour. Ils sont plus de 60, à présent, sur un total de 217. Au-delà de 73 (le « tiers bloquant »), c’est toute l’ANC qui se retrouverait paralysée. Parallèlement, un Front du salut national se met en place. Le parti Nidaa Tounes (opposition) et le Front populaire (une coalition de gauche) en formeraient l’ossature. L’objectif de ce Front: organiser le départ des islamistes du pouvoir, désigner un « gouvernement de salut national » d’une quinzaine de membres pour une durée de six à huit mois, achever la rédaction de la Constitution (non la recommencer de zéro) et organiser les élections.
A ceux qui se montrent sceptiques et craignent que cette initiative attise la violence au lieu de calmer la situation, Hamma Hammami, porte-parole du Front populaire et secrétaire général du Parti des travailleurs, répond au Monde que la Tunisie « a tout à gagner et rien à perdre » à mettre fin au pouvoir de transition. «Il n’a rien réalisé pour le peuple, au contraire. Il a enfoncé le pays dans une grave crise, en y ajoutant la violence», estime-t-il. Hamma Hammami n’a pas de mots assez durs pour faire le bilan de la troïka (les trois partis au pouvoir, dominés par Ennahda) : « C’est pire que du temps de Ben Ali, puisqu’on est passé au stade des assassinats politiques, ce qu’on n’avait jamais connu jusque-là en Tunisie, en tout cas depuis 1952 », déclare-t-il.
« Ennahda s’accroche à son butin électoral, sous prétexte de légitimité » Selim Ben Abdesselem député (Nidaa Tounes)
Député de Nidaa Tounes, en retrait de l’ANC, car, dit-il, « je ne me sens plus légitime pour y siéger », Selim Ben Abdesselem fustige lui aussi les islamistes d’Ennahda. «Une partie croissante de la population a beau ne plus vouloir d’eux, ils s’accrochent à leur butin électoral, sous prétexte de légitimité, dénonce- t-il. Les Ligues de défense de la révolution continuent de sévir en toute impunité, et la Tunisie s’enfonce dans la crise économique.»
Cette radicalisation grandissante inquiète les observateurs non partisans. « Chacun des deux camps a adopté une position irréductible, comme une question existentielle. Chacun se dit: « C’est moi ou c’est l’autre ». On retrouve le même esprit d’exclusion des deux côtés,même si des discours de façade appellent encore au dialogue, déplore l’universitaire Kaïs Saïed, enseignant à la faculté des sciences juridiques de Tunis. La population, elle, est dans l’attente et la peur, et n’a qu’une question à la bouche : où va-t-on? »
Dans les rangs des islamistes, les responsables tiennent réunion sur réunion, mais il sort peu d’informations de ces conclaves. Abdelfattah Mourou, fondateur d’Ennahda et actuel vice-président du parti, tente toujours de faire entendre sa voix dissidente mais il semble pour l’instant prêcher dans le désert : « Même si Ennahda a beaucoup perdu de sa popularité, elle reste très présente. Au lieu de se boucher les oreilles, elle devrait tendre la main à l’opposition,» conseille-t-il.
Si Nidaa Tounes et l’extrême gauche refusent de la prendre,ce sera de leur responsabilité. Je ne cesse de dire [à ses militants] : « Agissez non pas en tant que parti politique, mais en tant que responsables de 10 millions de Tunisiens.»
Florence Beau (Le Monde du 30 Juillet 2013)