
« L’islamisme n’est pas un projet de gouvernement »
L’islam politique a-t-il subi un coup fatal en Égypte ? Le projet consistant à bâtir une société conforme aux « préceptes » de l’islam tels qu’ils ont été posés au VIIe siècle a-t-il enregistré, la semaine dernière, une irrémédiable défaite dans les rues du Caire ? La réponse relève de la dialectique: oui et non. Oui, l’islam politique vient de perdre une bataille essentielle avec l’expérience ratée d’un gouvernement des Frères musulmans en Égypte. Ceux-ci, plus qu’aucun autre groupe, incarnent le projet islamiste. Ils en sont la matrice. C’est leur fondateur, l’instituteur égyptien Hassan Al-Banna (1906-1949), qui formalise le principe d’une régénération sociale et politique par un retour à la lettre du texte coranique.
Ce sont les Frères qui vont porter ce projet dans l’arène politique. Et qui vont l’exporter, du Hamas palestinien aux différentes mouvances se réclamant de l’islamisme dans l’ensemble arabo-musulman. Enfin, l’expérience avorte dans un pays qui n’est pas n’importe lequel dans le monde arabe: l’Égypte, longtemps poumon politique de la région. Victorieux des premières élections libres jamais organisées en Égypte, il y a un an, le candidat des Frères, Mohamed Morsi, est renversé par l’armée, le 3 juillet, au bout d’un an de mandat.
Des millions d’Égyptiens le désavouent dans la rue. Les chefs d’accusation sont multiples: incompétence économique et sociale, népotisme partisan, autoritarisme sectaire, rhétorique d’exclusion, etc. Pareil désaveu ne peut pas ne pas avoir des répercussions au-delà des frontières égyptiennes, partout où les petits cousins des Frères participent à la vie publique. Le mot d’ordre islamiste – « L’islam est la solution » – vient de perdre en crédibilité. Le principal média de l’islamisme en ce début de siècle, la chaîne Al-Jazeera, subit le même sort. Le financier des Frères et de ses filiales arabes – en Syrie, à Gaza et ailleurs –, l’émirat du Qatar, enregistre une lourde perte sur investissement.
Pour autant, il faut tenir compte de la singularité de l’expérience égyptienne. Ce qu’on reproche à M.Morsi, ce n’est pas d’avoir voulu appliquer la charia, ce qu’il n’a d’ailleurs pas ou peu fait. C’est plutôt d’avoir voulu installer les Frères dans tous les rouages de l’État, bref d’avoir donné le sentiment d’un fort tropisme dictatorial. C’est lui, personnellement, qui a été rejeté. La situation économique ? La vérité est que personne,en un an, n’aurait fait mieux. Ce qui explique que dans les manifestations anti-Morsi les islamistes aient été nombreux, notamment les femmes.
Ce qui explique aussi que l’autre grand courant islamiste égyptien, le parti salafiste Al-Nour, ait fait partie du front anti-Morsi. Dans son aspiration à un gouvernement honnête, non corrompu, respectueux des traditions sociétales, l’islam politique n’est pas mort. Mais, à l’épreuve du gouvernement, le test de la réalité du pouvoir lui est souvent fatal. Parce que l’islam politique est d’abord un programme protestataire, pas un programme de gouvernement sérieux. Parce que le refus de séparer la Mosquée et l’État est, profondément, incompatible avec la liberté politique.
Article du journal Le Monde du 12 Juillet 2013