
Les convulsions de l’islam politique
Depuis les « printemps arabes », l’islam politique est remis en question par la révolution, la guerre civile et la fronde populaire. Le projet de construction d’une société régie par les préceptes de l’islam est en pleine crise, de la Tunisie à l’Iran. Le président égyptien issu des Frères musulmans vient d’être renversé par les militaires, après des manifestations massives. Au pouvoir depuis dix ans, le régime islamo-conservateur turc fait aussi face à une vague de protestation sans précédent. Le régime fondamentaliste iranien se maintient en dépit d’une sourde contestation. Enfin, la guerre en Syrie tourne au conflit interconfessionnel. L’islam politique peut-il surmonter ces bouleversements ?
Quand on parle d’islam politique, on pense aux forces politiques qui proclament leur volonté de bâtir une société régie par les préceptes de l’islam. Mais s’en tenir là conduit à oublier un pan, le plus important, du rôle politique de l’islam : la vision qu’offre celui-ci d’une bonne manière de vivre ensemble et de ce que doivent être les rapports entre le pouvoir et le peuple. Cette vision se rencontre chez les islamistes, mais ils n’en ont pas le monopole. On la retrouve chez leurs adversaires. Et la population en est largement imprégnée. Si l’on n’en tient pas compte, les soubresauts engendrés par l’intensité de la contestation démocratique, en Égypte et en Turquie, ou même en Tunisie, sont difficiles à comprendre.
L’action des forces démocratiques paraît elle-même souvent incohérente,faute de saisir comment elle prend sens dans le monde où elle s’exerce. L’imaginaire politique de l’islam est marqué par de grandes attentes envers un bon pouvoir, attentif au bien du peuple, épris de justice et d’honnêteté, à l’écoute de ceux sur qui il veille, attente qui s’accompagne de la conviction, appuyée sur la vie du Prophète, qu’un tel pouvoir peut exister–qu’il concerne la réalité et pas seulement le rêve. Savoir qui exerce ce pouvoir n’est pas l’essentiel. Un roi peut faire l’affaire, une armée aussi, tout autant qu’un parti religieux, du moment qu’ils gouvernent pour le bien du peuple.
Un courant tiraillé entre deux légitimités
Il est bien vu que le souverain se réclame de l’islam, mais il importe bien plus qu’il soit fidèle à la vision que l’islam propose. Dans les pays du « printemps arabe », c’est la sollicitude que les islamistes ont manifestée envers le peuple, alors que le pouvoir en place n’en avait cure, qui a suscité la confiance que celui-ci leur a manifestée. Quand, à l’expérience, cette sollicitude s’est révélée illusoire, la confiance a d’autant plus tiédi que c’est une telle sollicitude, plus que la référence à l’islam, qui était au cœur de l’adhésion populaire. Et si cette confiance a pu se tourner derechef vers un étrange attelage, associant l’armée, la mosquée Al-Azhar, l’Eglise copte et la figure libérale de Mohamed El Baradei, c’est que cet attelage représentait une nouvelle figure d’un bon pouvoir possible.
Est-il attendu d’un tel pouvoir qu’il soit démocratique? Oui, si l’on entend par là qu’il doit répondre aux attentes du peuple et donc en être le représentant. De façon moins nette si l’on veut dire que sa légitimité doit être fondée sur le verdict des urnes. Pas du tout si l’on considère qu’il doit accorder du respect au pluralisme des opinions et aux droits de l’individu. L’Occident a sacralisé le suffrage. Si un pouvoir élu trahit ses promesses, il y perdra certes sa popularité mais il restera légitime jusqu’à la fin de son mandat. Cette sacralisation est vue comme une pierre de touche de la démocratie. Les coups d’Etat sont regardés avec horreur.
Dans le monde de l’islam – on vient de le voir avec la destitution de Mohamed Morsi –, la légitimité des détenteurs du pouvoir n’est pas liée au respect d’une procédure, suffrage ou autre, mais tient à la manière dont ils répondent aux demandes du peuple. Certes, les dirigeants élus peuvent, à l’image du premier ministre turc, Recep Tayyip Erdogan, mettre en avant le verdict des urnes pour se déclarer légitimes en dépit de l’effervescence populaire. Maison a bien vu combien l’opinion ne prend guère cet argument au sérieux et considère plutôt que la volonté populaire a modifié ses choix.
Quand une nouvelle figure d’un bon pouvoir apparaît, si bizarre qu’elle puisse paraître en Occident, c’est elle qui devient légitime. Peu importe alors la procédure par laquelle elle se substitue à l’ancienne, fût-ce un coup d’Etat. Représenter le peuple en corps ne veut pas dire reconnaître la diversité de celui-ci avec les droits de chacun à suivre sa propre voie. Ce n’est pas seulement le droit à critiquer l’islam, voire à le quitter pour se déclarer athée ou embrasser une autre religion, qui fait question. Le monde de l’islam a la passion de l’un:un Dieu, dont il est sacrilège d’imaginer qu’il puisse être en trois personnes; un texte, le Coran, unique, dicté par Dieu même; une communauté: l’oumma.
Que l’on se tourne vers le droit islamique ou la philosophie islamique, toujours revient cette passion de l’un avec le sentiment de certitude qui lui est lié. Le Coran oppose sans trêve une communauté de croyants, unis dans la bonne foi avec laquelle ils accueillent les preuves incontestables reçues des messagers d’en haut, à ceux qui, pleins de mauvaise foi, doutent, discutaillent, refusent l’évidence. Et, spécialement dans le monde arabe, cette référence à l’unité marque jusqu’aux aspects de l’existence les plus laïcisés – le monde du travail. Dans l’univers politique, elle dicte bien sûr l’intolérance des islamistes, si« modérés » soient-ils, comme en Turquie.
Mais, loin d’être étrangère aux démocrates, elle s’exprime bien dans la manière, si choquante pour un regard occidental, dont ceux-ci viennent de traiter en Égypte les tenants du pouvoir déchu. Et elle rend difficile à ces démocrates de s’unir au-delà de ce qui sépare leurs visions de l’avenir. On est loin de l’unité harmonique d’un ensemble diversifié. Si l’on néglige la vision de la société qu’offre ainsi l’islam, comment éviter l’ethnocentrisme si présent en ces jours dans les opinions occidentales, quand elles cherchent à comprendre les forces démocratiques qui œuvrent là où il a prévalu et appellent ces forces à œuvrer pour ce qu’elles mêmes regardent comme une «démocratie authentique »?
Par Philippe d’Iribarne, Directeur de recherche au CNRS