
Le tombeau démocratique de l’islamisme
Ils ne le reconnaîtront pas. Ils n’en continueront pas moins de penser que les dictatures étaient tout de même plus sûres, mais comme ils avaient tort tous ces prophètes de malheur pour lesquels le «printemps arabe » n’avait été qu’une fiction d’ores et déjà démentie par les faits! Disons plutôt « l’hiver islamiste », allaient-ils répétant et la preuve en était, à leurs yeux, que ces révolutions de 2011 n’avaient débouché que sur l’anarchie en Libye, une guerre civile rampante au Yémen, la montée en puissance des jihadistes en Syrie et la victoire électorale des islamistes en Egypte et en Tunisie qui allait inéluctablement conduire – seuls des idiots utiles pouvaient ne pas le voir – à l’instauration de théocraties dans ces deux pays.
C’était sûr, certain, écrit mais, vingt-neuf mois après la place Tahrir et l’avenue Bourguiba, l’islamisme est en débandade, à Tunis comme au Caire. Quelle que soit la suite des événements, les Frères musulmans viennent d’être censurés au Caire, massivement et irréfutablement rejetés par toute une Égypte qui ne veut plus d’eux. Ce n’est pas seulement que la jeunesse urbaine et occidentalisée soit redescendue dans la rue pour exiger une « deuxième révolution » et pousser dehors Mohamed Morsi, le président islamiste entré en fonction il y a tout juste un an.
C’est aussi que les classes moyennes ont suivi et que beaucoup de ceux qui avaient voté pour les Frères, y compris des femmes voilées, y compris des traditionalistes pour lesquels l’idée même de « laïcité » est suspecte, veulent désormais la « chute du régime » car l’économie du pays s’écroule. Non seulement tout ce que ce pays compte, à droite, à gauche et dans l’armée, de gens hostiles à une trop grande place de la religion dans la vie politique s’est dressé contre les Frères,mais leurs propres électeurs ne veulent plus d’eux parce que les prix et le chômage sont à la hausse tandis que le tourisme et les investissements s’effondrent, que les caisses de l’État se sont vidées et que l’Égypte est virtuellement en faillite.
« L’islam est la solution », disaient les islamistes mais l’inanité de ce slogan s’est tellement avérée que les Frères perdent pied, rapidement usés par l’exercice du pouvoir comme le sont les Tunisiens d’Ennahda. En Tunisie, les islamistes sont dotés de cadres d’un bien meilleur niveau qu’en Égypte. Ils ont également à tenir compte des deux partis laïques qui s’étaient alliés à eux pour éviter un affrontement immédiat entre modernistes et religieux. Cela leur évite autant de déconvenues qu’aux Frères mais, s’ils ne sont pas aussi acculés qu’eux, leur situation n’est guère plus enviable. Eux aussi souffrent de la dégradation économique.
Leur popularité ne cesse plus de se réduire et les voilà maintenant contestés de tous côtés –pourfendus à la fois par une frange salafiste qui leur reproche de ne pas islamiser la Tunisie et un vaste camp laïque qui les fait reculer à chaque tentative d’inscrire leur lecture du Coran dans la loi. Loin d’avoir été leur marche-pied, les élections libres et la démocratie auront été la roche tarpéienne des islamistes. L’islamisme était,mais oui, soluble dans la démocratie qui les a discrédités en moins de trois ans alors que des décennies de répression les avaient magnifiés et il est frappant que cela se vérifie jusqu’en Turquie.
Avec une décennie d’avance sur les Égyptiens et les Tunisiens, les islamistes turcs avaient accepté la démocratie, ses règles et même la laïcité, contrairement aux Frères et à Ennahda. C’est ainsi qu’ils se sont fait réélire trois fois de suite depuis 2002 et ont tant contribué à faire de la Turquie la puissance émergente qu’elle est devenue. Mais il a suffi que leur Premier ministre, Recep Tayyip Erdogan, veuille pousser trop loin son avantage pour que la jeunesse et les classes moyennes se retournent contre lui. La modernisation économique et politique que les islamistes turcs ont réussie leur revient aujourd’hui en boomerang et les somme d’achever leur transformation en simple parti conservateur.
Mais, dira-t-on, et la Libye? Le Yémen? La Syrie ? La réponse est que la Libye est certainement moins invivable et menaçante pour la sécurité internationale qu’aux temps de Kadhafi, que le Yémen reste aussi fragile qu’il l’était depuis son unification et que les jihadistes n’auraient pas pris autant d’importance en Syrie si les démocraties avaient empêché Bachar al-Assad de se maintenir au pouvoir en massacrant son peuple. Est-ce à dire, pour autant, que tout irait bien dans les mondes musulmans ?
Évidemment pas, puisqu’une révolution y est en marche et qu’elle y sera, par définition, longue et incertaine mais les gigantesques manifestations du Caire, l’héroïsme des Syriens, la mobilisation des Tunisiens, le résultat des élections iraniennes et ce Mai 68 à la turque devraient enfin commander d’en finir avec les fadaises sur l’incompatibilité entre islam et démocratie.
Par BERNARD GUETTA